Une de nos plus grandes difficultés est celle qui consiste à voir par nous-mêmes, d’une façon réellement claire, non seulement le monde extérieur, mais notre vie intérieure… Seuls ceux qui savent regarder un arbre, les étoiles, les eaux scintillantes d’un torrent, dans un état de complet abandon, savent ce qu’est la beauté. *
Krishnamurti
Se laisser toucher par le monde
Les bruits de bottes qui se manifestent à l’est de l’Europe incitent à s’interroger sur le sens de l’histoire, des mots qui l’énoncent, des maux qui l’animent. La guerre en Ukraine déclenchée par la Russie met en lumière le dilemme auquel nous devons faire face, pour nous-même et pour la société plus largement. L’histoire suit son cours et les rapports de force et de domination qui la traverse nous montrent que le réglage des paramètres de stabilité se heurte en permanence à l’impossibilité d’établir un ordre qui soit permanent et définitif. Un nouvel équilibre cherche à se reconstituer. Toute rigidité se heurte aux craquements de l’impermanence.
Tout change tout le temps
Chaque chose naît vit et disparaît sans qu’il soit possible d’entraver cette marche du temps. Comme tout change autour de nous, la proposition bouddhiste reprise par Chögyam Trungpa est de faire face à ce qui se produit. Ne pas chercher à fuir ce qui nous déplaît, nous inquiète ou plus encore nous angoisse, mais au contraire aller à la rencontre. Rentrer en amitié avec les parts sombres de nous-mêmes, cette masse informe située dans le fond obscur qui nous habite, ou cachée pour ne pas la voir sous le tapis de nos vies ordinaires.
Pourtant on sait que, suivant le principe cher à Newton, lorsqu'un corps exerce une force sur un autre, ce dernier exerce à son tour une force d’égale intensité sur le premier. Ce principe trouve sa place à chaque instant en nous-même. Plus nous luttons pour nous opposer à ne pas rencontrer ce qui nous fait peur, plus ce que nous tentons de fuir s’impose et nous fait souffrir. Cela pourrait sembler paradoxal mais nous sommes pour partie les auteurs de la souffrance que nous fuyons. Accrochés à de mauvaises amarres, nous subissons de plein fouet les ressacs des vagues qui nous assaillent.
La Voie du Guerrier Sacré
La Voie du Guerrier proposée par Trungpa est une voie sacrée dans le sens où elle n’est pas une violence faite aux autres, mais une discipline appliquée à soi-même. Est sacré est ce qui mérite le sacrifice. Ce n’est pas facile de faire le sacrifice de ce que nous sommes. Visiter les fonds obscurs de nos vies est douloureux. Nous avons peur à rencontrer ce qui nous fait mal, nos frustrations, nos dégoûts, tout ce que nous ne sommes pas et que nous aurions aimé être. Il y a de la tristesse à reconnaître l’être imparfaitement parfait que nous sommes. On aurait tant aimé être invincibles.
Pourtant, si nous voulons nous libérer de ce fatras qui nous encombre, nous devons l’accueillir au plus profond de nous-même, laisser les pensées tristes, inquiétantes ou simplement médiocres, remonter à la surface, émerger dans le champ lumineux de la conscience. De cette rencontre émerge une certaine tendresse, pour nous-mêmes d’abord, nous ne sommes pas ce que nous croyions être, nous n’avons pas la brillance et la superbe des images de bonheur éternel qui nous fascinent. Tendresse aussi pour les autres, car nous partageons tous la même intimité malheureuse, celle que l’on ne veut pas voir, ou que l’on brandit fièrement comme un absurde trophée : « moi je suis comme ça ! ». C’est cela qui nous est proposé d’aller voir. Est guerrier celui qui ose affronter ce passage obligé, la traversée du Styx, le fleuve de ses propres enfers.
Il ne s’agit pas de sombrer dans une forme d’apitoiement victimaire sur soi. Personne n’est responsable de ce que nous sommes, c’est notre histoire, ce sont nos conditionnements, c’est notre éducation, ce sont nos facultés propres… Nous sommes ce que nous sommes car nous sommes le résultat de tout ce qui nous a fabriqués mais également de la part de nous-mêmes, des choix que nous avons faits, même si ceux-ci sont encore imprégnés de nos conditionnements. Il est impossible de dénouer les fils de l’imposant maillage dont nos vies sont construites.
Sortir en pleine lumière
Voir clair en nous ; « Connais-toi toi-même et tu connaîtras la nature et les dieux » disait Socrate. Il faut sortir de l’obscurité des schémas cognitifs qui filtrent le réel. Une fois sortis en pleine lumière, ils deviennent malléables, opérables. Nous pouvons enfin nous occuper d’eux. Le véritable courage survient lorsque nous acceptons de nous laisser toucher par le monde. Quand nous ouvrons les vannes, notre cœur devient tendre comme aux premiers jours de la vie. Il ne s’agit plus de se protéger, de se défendre, mais de se laisser traverser par ce qui arrive. Il ne s’agit pas non plus de tout accepter, mais de tout accueillir. Le tri se fait ensuite lorsque la situation devient claire et compréhensible. Il se fait sur la base de ce qui est juste et légitime de faire, et non sur des a priori ou des présupposés.
La fragilité devient une arme
D’une faiblesse la fragilité devient une arme. Lorsqu’on ralentit le pas, lorsqu’on se détend dans sa peur, la tristesse surgissant devient calme et douce, de dangereuse menace, elle devient soutien. Le courage commence à émerger, c’est l’authentique esprit du guerrier. En travaillant sur la vulnérabilité on se familiarise avec la tristesse de l’être. Pointer le regard du cœur vers ce qui cherche à se dire, on découvre qu’il existe en soi quelque chose de fondamentalement éveillé. Une possibilité de faire face insoupçonnée. Ce n’est en fait pas très difficile, on y trouve même une sorte de bonne humeur intrinsèque dont on peut être fier. La dureté de nos peurs devient tout à coup moins solide, l’air devient plus respirable, on commence à sortir de son cocon et trouver que ce n’est pas si mal.
Dès qu’on abandonne son intimité craintive, le cœur s’ouvre à l’existence, au reste du monde ; on découvre alors une intimité beaucoup plus large. On découvre que la vraie réassurance réside dans l’espace ouvert, tout accueillant.
Découvrir le courage du guerrier pour s'ouvrir à la bonté fondamentale. Un enseignement on ne peut plus nécessaire en ces temps de chaos et d'incertitude.
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